Steffen Hirth
Table des matières :
Introduction
1 Un concept difficile à désigner
2 Les indicateurs du développement à base de valeur moyenne
3 Disparités urbaines dans les pays du Sud
4 La théorie de la fragmentation globale
Conclusion
Références
Introduction
Après l’indépendance d’un grand nombre d’anciennes colonies africaines dans les années 1960, le monde « développé » se rendait compte que le « Tiers-Monde » ne pourrait survivre sans aide. La culpabilité des puissances impériales fut le point de départ du discours du développement.
Mais jusqu’à ce jour, la politique du développement n‘a donné aucune réponse aux disparités mondiales. Malgré la fin du colonialisme, les pays du Sud restent dominés par les pays du Nord. Bien que quelques pays fassent des progrès économiques, comme les pays de l’Asie du Sud-est, les inégalités entre les pays ne semblent pas disparaître. C’est avec la dynamique de la mondialisation actuelle que le monde s’enfonce dans un état de fragmentation. La croissance urbaine dans les pays du Sud accumule une main-d’œuvre à bas salaire qui attire la production industrielle des entreprises multinationales.
Cette évolution est pourtant loin de satisfaire la demande d’emploi et loin d’améliorer les conditions de vie pour la majorité des travailleurs, sans parler des chômeurs. Dans un monde fragmenté, il devient de plus en plus difficile d’évaluer le développement d’un pays. Les moyens habituels pour désigner et mesurer le développement, qui se focalisent sur la classification des pays, sont-ils devenus insuffisants dans un monde qui présente des inégalités frappantes au sein d’une même ville?
Dans une première partie seront introduits certains termes pour désigner le concept complexe du développement. Le deuxième chapitre se focalisera sur trois indicateurs de développement : le PIB, l’IDH et le coefficient de Gini. Ensuite on élaborera les inégalités socio-économiques dans les pays du Sud à partir de la ville de Nairobi au Kenya (Ch. 3). Avant de conclure, un dernier chapitre présentera la théorie de la fragmentation globale qui répond à l’état inégal du monde.
1 Un concept difficile à désigner
Les expressions de « développement » et « sous-développement » ont été utilisé pour désigner certains types de pays qui ne se définissent pas facilement. Ainsi le concept de développement a toujours suscité plusieurs attitudes. Les avis divergeaient, passant d’une modernisation, dans le but d’amener les pays « sous-développés » et « traditionnels » vers un standard allégué par les pays développés, au concept de la dépendance reprochant aux anciennes puissances coloniales (« les centres ») de toujours dominer les anciennes colonies (« la périphérie ») et ainsi d’empêcher leur épanouissement. [1] Aujourd’hui le conflit s’est assoupi entre les adeptes de la théorie de la modernisation et ceux de la dépendance. Il est évident que les deux théories contiennent des approches utilisables.
Les termes pour désigner une disparité, qui existe sans aucun doute, restent pourtant flous. Utiliser, par exemple, le terme de « pays en voie de développement », n’empêche pas tous les pays de se trouver dans un développement constant. Si les pays « développés » avancent sans cesse, les pays « en développement » ne peuvent jamais se débarrasser de la désignation « sous-développé », car le développement est bien entendu un concept relatif.
L’expression « pays du Nord »/« pays du Sud » qui s’utilise de plus en plus aujourd’hui, est bien plus floue, puisqu’on englobe indistinctement tout l’hémisphère Nord alors que tous les pays pauvres ne sont pas véritablement situés au Sud. Elle est quand même plus opportune et sera utilisée par la suite, parce qu’elle est plutôt neutre et ne contient pas d’arrière-pensée paternaliste. L’avantage de cette expression est en fait qu’elle est tellement insignifiante que, si on l’utilise, elle demande surtout des explications et des informations complémentaires. On ne peut pas désigner un concept aussi complexe que le développement, sans précision et sans analyse profonde; on ne peut pas faire face à la réalité, sans indicateurs efficaces pour classifier des pays.
2 Les indicateurs du développement à base de valeur moyenne
Pour mesurer le degré ou la dimension du développement il y a plusieurs indicateurs statistiques dans le but de classifier des pays par des valeurs mesurables.
Pour comparer des pays on utilise fréquemment le PIB et le PIB par habitant. Le produit intérieur brut mesure le niveau de production d’une économie. Mais le poids du PIB ne montre pas vraiment le revenu de chaque personne. En général, les pétromonarchies de la péninsule arabique, ont des PIB très inférieurs à la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest. Mais comme ils ont une population peu nombreuse, le revenu pour chaque personne est comparable aux pays européens ou même très supérieur. Pour évaluer le poids d’une économie il est donc indispensable d’inclure la population. La Fig. 1 nous éclaire sur le poids des économies nationales dans le monde et révèle ce qu’on appelle la triade : la puissance économique de l’Amérique du Nord, de l’Europe de l’Ouest et de l’axe Japon/Corée du Sud/Taiwan. L’Afrique par contre, semble ne pas exister dans ce graphique, puisque elle ne représente que 2% du commerce mondial. [2]
Pour mesurer le développement, le PIB est quand même très limité parce que le développement implique également un bien-être qui n’est pas pareillement mesurable. La qualité de l’environnement, les heures de loisirs, la santé et l’éducation sont également des indicateurs de développement dont le PIB (par habitant) ne peut que laisser supposer.
L’IDH (Indice du développement humain) a été introduit en 1990 dans le « Human Development Report » du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement). Il combine les mesures d’espérance de vie, de niveau d’éducation (scolarisation et alphabétisation) et de revenu. En cela, l’IDH fait référence en même temps au développement social et économique, exprimé dans une valeur entre 0 et 1 (Fig. 2). [3]
En outre, le PNUD distingue trois classes des pays à l’aide de l’IDH : « high human development » (IDH de 0,800 ou plus), « medium human development » (entre 0,500 et 0,799) et « low human development » (moins que 0,500). [4] La France se classe au 10e rang dans le monde avec une valeur de 0,952, tandis que le Kenya, par exemple, se classe de justesse dans la classe moyenne avec 0,521 (148e rang). [5]
Fig. 2: Carte mondiale de l’indice du développement humain (Source : PNUD, Rapport 2007 sur le développement humain, cité par Le Monde diplomatique, Internet : http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/idh2005).
Grosso modo l'IDH offre une image plus complète de l'état de développement d'un pays que le seul revenu. D’après Melchior, un site de sciences économiques et sociales, « [la] Bolivie, dont le PIB par habitant est nettement inférieur à celui du Guatemala, obtient un meilleur IDH, car le pays a fait plus d'efforts pour traduire ce revenu en développement humain. » Même si l’IDH satisfait déjà mieux la réalité sociale que le PIB, les deux indicateurs du développement restent des valeurs moyennes qui ne reflètent pas l’état des individus dans les entités nationales. Autrement dit ces indicateurs font comme si les conditions de vie de pays différents étaient pareilles pour chaque individu. Un indicateur qui répond à cela, c’est le coefficient de Gini. Il indique les inégalités de revenu dans un pays. Au Brésil, par exemple, la répartition de la richesse est fortement inégale avec une valeur de Gini de 60% en 1996 (100% marquant une inégalité absolue – une personne possède toute la richesse du pays), tandis qu’en France le coefficient est de 33% en 1995 (Fig. 3). [7]
Fig. 3: Les inégalités de revenu des pays sélectionnés (Source : Worldbank 2004 p. 30).
Pour résumer il faut constater qu’il y a plusieurs indicateurs du développement qui répondent à des domaines différents du développement. Néanmoins les indicateurs exposés au-dessus restent à base de valeurs moyennes. La capacité d’application pour des projets pratiques est fortement restreinte. Le plus souvent, les problèmes que la politique du développement essait de résoudre, ne se révèlent qu’à l’échelle régionale ou locale.
3 Disparités urbaines dans les pays du Sud
Aujourd’hui, environ la moitié de la population mondiale habite des zones urbaines. Le taux de croissance urbaine est particulièrement fort dans les pays du Sud. Cependant on se rend compte que l’urbanisation ne signifie pas nécessairement un développement. Même si une grande partie de la croissance urbaine mondiale est liée à l’extension du système productiviste du capitalisme, dans de nombreux pays du Sud et spécialement en Afrique la croissance urbaine ne va pas de pair avec une croissance économique. Cette croissance suscite plutôt des problèmes de gestion concernant les emplois, les logements, l’énergie, l’accès à l’eau, les transports et l’hygiène. [8] Paradoxalement, tous ces déficits se juxtaposent souvent à « une insolente richesse et [des] symboles souvent ostentatoires du pouvoir politique et économique face au dénuement des périphéries. » [9]
Les migrations en provenance de la campagne et surtout l’accroissement naturel d’une population jeune avec l’économie restreinte, provoquent d’énormes inégalités socio-économiques. Nairobi, la capitale du Kenya, fondée à la fin du 19e siècle ne comptait que 5 000 habitants en 1905, et croissait jusqu’à 350 000 en 1962 ; aujourd’hui elle a atteint environ 2,5 M d’habitants avec une croissance de 5% par an.
Fig. 4: Le bidonville Kibera à Nairobi, Kenya (Source : Google Earth, 24/04/2008 ; voir aussi Brunel 2005 : p. 47).
La ségrégation sociale est évidente : Dans les zones inondables ou insalubres se trouvent des quartiers précaires, les bidonvilles (Fig. 4). D’après SILVIE BRUNEL, « [plus] de la moitié des habitants de Nairobi s’entassent sur 5% de la superficie urbaine. » [10]
Par contre, au Central Business District (CBD) on retrouve l’architecture moderne et autour des maisons résidentielles basses avec des jardins (Fig. 5).
Fig. 5: Nairobi, Kenya : dans la partie droite, le Central Business District, à gauche des résidences aisées (Source : Google Earth, 24/04/2008 ; voir aussi Brunel 2005 : p. 47).
Les disparités exposées au-dessus ne peuvent être révélées ni par le PIB (par personne), ni par l’IDH. Le coefficient de Gini est au moins capable de révéler l’inégalité qui domine par rapport aux autres pays ; il fait la part de la population habitant les bidonvilles. Bien sûr qu’on ne peut réduire le Kenya aux bidonvilles, ou aux quartiers aisés. La réalité actuelle correspond quand même à des entités urbaines qui sont spatialement fragmentées et qui présentent de fortes inégalités socio-économiques : la ville administrative (riche et centrale) et la ville « illégale » (pauvre et en périphérie). Le langage de la politique du développement est ainsi insuffisant, comparant plutôt des entités nationales et cachant les conditions de vie de l’individu ou des classes sociales différentes.
4 La théorie de la fragmentation globale
Le géographe allemand Fred Scholz a élaboré une théorie qui montre les effets fragmentatifs de la mondialisation. Il estime qu’un vrai développement économique se déroule seulement dans les villes globales du Nord (Global Cities) où se trouvent les centres de commandement des entreprises multinationales (Global Players), mais aussi des centres de haute technologie et des centres de recherche d’innovation (Fig. 6). C’est donc plutôt les activités tertiaires à haute valeur ajoutée (toute la création des produits, le design, la publicité, etc.) qui sont situées dans les grandes villes de la triade.
Les villes-Géantes du Sud, par contre, sont des villes globalisées ; elles sont affectées par la mondialisation. Les services de haute technologie et des industries délocalisées y sont présentes. Toute la production des biens de consommation s’y déroule, puisque les coûts de main-d’œuvre sont beaucoup plus bas. En outre, il y a la production de matières premières et la production de denrées alimentaires, ainsi que le tourisme, le secteur informel et le travail des enfants. [11]
Fig. 6: Le modèle de la fragmentation globale d’après Fred Scholz (Source : Scholz 2006 : p.88).
Ces industries déjà fortement contrastées vont de pair avec une transformation de la structure sociale, qui se fragmente.
La nouvelle périphérie, « une mer de pauvreté », se retrouve séparée du monde affecté par la mondialisation ou bien c’est le reste du monde qui est exclu et superflu et qui ne participe pas à la production mondiale. C’est ainsi dans les villes du Sud que l’on peut trouver les inégalités les plus frappantes, souvent à proximité géographique des fragments urbains qui sont intégrés dans le réseau de la mondialisation (Fig. 7).
A côté du monde exclu se forment des « zones impénétrables » (no-go-areas) qui sont caractérisées par l’insécurité et l’absence d’infrastructures publiques. Cette périphérie est touchée « par des forces farouches de « retribalisation » : nationalismes, intégrismes et fondamentalismes. » [12]
Fig. 7: Développement urbain fragmenté à Chennai, Inde. La distance entre le building commercial à Mylapore et le bidonville ne compte qu’un demi-kilomètre. (Source : Scholz 2005 : p.6).
Les fragments intégrés, par contre, se sécurisent par des polices privées. Souvent il s’agit de communautés fermées, des quartiers « no-entrance », où on retrouve les infrastructures qu’il manque l’autre côté : édifices projetés par des architectes, restaurants de luxe, centres commerciaux, parcs et jardins. [13]
Ces disparités soulèvent la question suivante : Comment peut-on expliquer que dans un pays comme le Pakistan, par exemple, qu’on appelle un pays « en développement » et qui compte une valeur d’IDH de 0,551 (136e rang mondial), ils existent des quartiers de villas, des quartiers de véritables palais (Fig. 8)?
C’est cela que SILVIE BRUNEL a appelé « la richesse insolente » (Ch. 3). Plus loin elle reprend l’idée plus en détail, faisant référence aux ressources pétrolières et minières de certains pays d’Afrique :
« Mais les grandes entreprises internationales qui exploitent ces ressources contribuent peu au développement. Elles alimentent surtout une « économie d’enclave » qui enrichit les Etats, mais ne bénéficie pas à la population. » [14]
La théorie de la fragmentation constitue une réponse à l’échec de la politique du développement qui devrait effacer les inégalités, suscitées en grande partie par le colonialisme. Ces disparités continuent ou sont même aggravées à notre époque déterminée par la dynamique de la mondialisation.
Fig. 8: Haut : Programme résidentiel « Crescent Bay », Karachi, Pakistan. Bas : Des villas du « style portugais » à Karachi et Islamabad, Pakistan. (Source : Iman Investments, Internet : http://www.imaninvestments.com).
Conclusion
Les termes pour désigner le développement ont toujours été flous, et les indicateurs du développement ne sont pas suffisants pour répondre à la complexité de la réalité, cependant ils sont loin d’être inutiles.
Dans un monde déterminé par la dynamique de la mondialisation, il faut élargir le champ visuel ou bien le champ linguistique. Des expressions classifiantes comme « développé » et « en développement » semblent peu opportunes si on tient compte des inégalités intra-nationales qui sont autant important que celles internationales. En outre, la politique du développement tend à cacher les insolentes richesses, qui existent dans la plupart des pays, en ne se focalisant que sur la pauvreté.
La politique du développement continuera à échouer dans son but d’améliorer les conditions de vie de la population mondiale, si elle ne renforce pas ses efforts contre l’inégalité socio-économique. La croissance urbaine implique une croissance des bidonvilles, ghettos ou « no-go-areas », ainsi que des quartiers dorés, les « no-entrance-areas ». Un monde de plus en plus fragmenté sera une régression vers des états féodaux. En effet, l’idée que la mondialisation renforce les inégalités n’est pas récente : En 1847, c’était Karl Marx qui avait constaté « le caractère cosmopolite de la production » .[15] Il reprochait la bourgeoisie à se façonner un monde à son image, de centraliser les moyens de production et de concentrer la propriété dans un petit nombre de mains. Aujourd’hui, le prolétariat habite principalement les villes du Sud, mais la mécanisation est également en train d’y effacer les emplois ; ce qui reste est une « mer de pauvreté » juxtaposée aux « îles de richesse ».
Après l’indépendance d’un grand nombre d’anciennes colonies africaines dans les années 1960, le monde « développé » se rendait compte que le « Tiers-Monde » ne pourrait survivre sans aide. La culpabilité des puissances impériales fut le point de départ du discours du développement.
Mais jusqu’à ce jour, la politique du développement n‘a donné aucune réponse aux disparités mondiales. Malgré la fin du colonialisme, les pays du Sud restent dominés par les pays du Nord. Bien que quelques pays fassent des progrès économiques, comme les pays de l’Asie du Sud-est, les inégalités entre les pays ne semblent pas disparaître. C’est avec la dynamique de la mondialisation actuelle que le monde s’enfonce dans un état de fragmentation. La croissance urbaine dans les pays du Sud accumule une main-d’œuvre à bas salaire qui attire la production industrielle des entreprises multinationales.
Cette évolution est pourtant loin de satisfaire la demande d’emploi et loin d’améliorer les conditions de vie pour la majorité des travailleurs, sans parler des chômeurs. Dans un monde fragmenté, il devient de plus en plus difficile d’évaluer le développement d’un pays. Les moyens habituels pour désigner et mesurer le développement, qui se focalisent sur la classification des pays, sont-ils devenus insuffisants dans un monde qui présente des inégalités frappantes au sein d’une même ville?
Dans une première partie seront introduits certains termes pour désigner le concept complexe du développement. Le deuxième chapitre se focalisera sur trois indicateurs de développement : le PIB, l’IDH et le coefficient de Gini. Ensuite on élaborera les inégalités socio-économiques dans les pays du Sud à partir de la ville de Nairobi au Kenya (Ch. 3). Avant de conclure, un dernier chapitre présentera la théorie de la fragmentation globale qui répond à l’état inégal du monde.
1 Un concept difficile à désigner
Les expressions de « développement » et « sous-développement » ont été utilisé pour désigner certains types de pays qui ne se définissent pas facilement. Ainsi le concept de développement a toujours suscité plusieurs attitudes. Les avis divergeaient, passant d’une modernisation, dans le but d’amener les pays « sous-développés » et « traditionnels » vers un standard allégué par les pays développés, au concept de la dépendance reprochant aux anciennes puissances coloniales (« les centres ») de toujours dominer les anciennes colonies (« la périphérie ») et ainsi d’empêcher leur épanouissement. [1] Aujourd’hui le conflit s’est assoupi entre les adeptes de la théorie de la modernisation et ceux de la dépendance. Il est évident que les deux théories contiennent des approches utilisables.
Les termes pour désigner une disparité, qui existe sans aucun doute, restent pourtant flous. Utiliser, par exemple, le terme de « pays en voie de développement », n’empêche pas tous les pays de se trouver dans un développement constant. Si les pays « développés » avancent sans cesse, les pays « en développement » ne peuvent jamais se débarrasser de la désignation « sous-développé », car le développement est bien entendu un concept relatif.
L’expression « pays du Nord »/« pays du Sud » qui s’utilise de plus en plus aujourd’hui, est bien plus floue, puisqu’on englobe indistinctement tout l’hémisphère Nord alors que tous les pays pauvres ne sont pas véritablement situés au Sud. Elle est quand même plus opportune et sera utilisée par la suite, parce qu’elle est plutôt neutre et ne contient pas d’arrière-pensée paternaliste. L’avantage de cette expression est en fait qu’elle est tellement insignifiante que, si on l’utilise, elle demande surtout des explications et des informations complémentaires. On ne peut pas désigner un concept aussi complexe que le développement, sans précision et sans analyse profonde; on ne peut pas faire face à la réalité, sans indicateurs efficaces pour classifier des pays.
2 Les indicateurs du développement à base de valeur moyenne
Pour mesurer le degré ou la dimension du développement il y a plusieurs indicateurs statistiques dans le but de classifier des pays par des valeurs mesurables.
Pour comparer des pays on utilise fréquemment le PIB et le PIB par habitant. Le produit intérieur brut mesure le niveau de production d’une économie. Mais le poids du PIB ne montre pas vraiment le revenu de chaque personne. En général, les pétromonarchies de la péninsule arabique, ont des PIB très inférieurs à la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest. Mais comme ils ont une population peu nombreuse, le revenu pour chaque personne est comparable aux pays européens ou même très supérieur. Pour évaluer le poids d’une économie il est donc indispensable d’inclure la population. La Fig. 1 nous éclaire sur le poids des économies nationales dans le monde et révèle ce qu’on appelle la triade : la puissance économique de l’Amérique du Nord, de l’Europe de l’Ouest et de l’axe Japon/Corée du Sud/Taiwan. L’Afrique par contre, semble ne pas exister dans ce graphique, puisque elle ne représente que 2% du commerce mondial. [2]
Pour mesurer le développement, le PIB est quand même très limité parce que le développement implique également un bien-être qui n’est pas pareillement mesurable. La qualité de l’environnement, les heures de loisirs, la santé et l’éducation sont également des indicateurs de développement dont le PIB (par habitant) ne peut que laisser supposer.
L’IDH (Indice du développement humain) a été introduit en 1990 dans le « Human Development Report » du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement). Il combine les mesures d’espérance de vie, de niveau d’éducation (scolarisation et alphabétisation) et de revenu. En cela, l’IDH fait référence en même temps au développement social et économique, exprimé dans une valeur entre 0 et 1 (Fig. 2). [3]
En outre, le PNUD distingue trois classes des pays à l’aide de l’IDH : « high human development » (IDH de 0,800 ou plus), « medium human development » (entre 0,500 et 0,799) et « low human development » (moins que 0,500). [4] La France se classe au 10e rang dans le monde avec une valeur de 0,952, tandis que le Kenya, par exemple, se classe de justesse dans la classe moyenne avec 0,521 (148e rang). [5]
Fig. 2: Carte mondiale de l’indice du développement humain (Source : PNUD, Rapport 2007 sur le développement humain, cité par Le Monde diplomatique, Internet : http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/idh2005).
Grosso modo l'IDH offre une image plus complète de l'état de développement d'un pays que le seul revenu. D’après Melchior, un site de sciences économiques et sociales, « [la] Bolivie, dont le PIB par habitant est nettement inférieur à celui du Guatemala, obtient un meilleur IDH, car le pays a fait plus d'efforts pour traduire ce revenu en développement humain. » Même si l’IDH satisfait déjà mieux la réalité sociale que le PIB, les deux indicateurs du développement restent des valeurs moyennes qui ne reflètent pas l’état des individus dans les entités nationales. Autrement dit ces indicateurs font comme si les conditions de vie de pays différents étaient pareilles pour chaque individu. Un indicateur qui répond à cela, c’est le coefficient de Gini. Il indique les inégalités de revenu dans un pays. Au Brésil, par exemple, la répartition de la richesse est fortement inégale avec une valeur de Gini de 60% en 1996 (100% marquant une inégalité absolue – une personne possède toute la richesse du pays), tandis qu’en France le coefficient est de 33% en 1995 (Fig. 3). [7]
Fig. 3: Les inégalités de revenu des pays sélectionnés (Source : Worldbank 2004 p. 30).
Pour résumer il faut constater qu’il y a plusieurs indicateurs du développement qui répondent à des domaines différents du développement. Néanmoins les indicateurs exposés au-dessus restent à base de valeurs moyennes. La capacité d’application pour des projets pratiques est fortement restreinte. Le plus souvent, les problèmes que la politique du développement essait de résoudre, ne se révèlent qu’à l’échelle régionale ou locale.
3 Disparités urbaines dans les pays du Sud
Aujourd’hui, environ la moitié de la population mondiale habite des zones urbaines. Le taux de croissance urbaine est particulièrement fort dans les pays du Sud. Cependant on se rend compte que l’urbanisation ne signifie pas nécessairement un développement. Même si une grande partie de la croissance urbaine mondiale est liée à l’extension du système productiviste du capitalisme, dans de nombreux pays du Sud et spécialement en Afrique la croissance urbaine ne va pas de pair avec une croissance économique. Cette croissance suscite plutôt des problèmes de gestion concernant les emplois, les logements, l’énergie, l’accès à l’eau, les transports et l’hygiène. [8] Paradoxalement, tous ces déficits se juxtaposent souvent à « une insolente richesse et [des] symboles souvent ostentatoires du pouvoir politique et économique face au dénuement des périphéries. » [9]
Les migrations en provenance de la campagne et surtout l’accroissement naturel d’une population jeune avec l’économie restreinte, provoquent d’énormes inégalités socio-économiques. Nairobi, la capitale du Kenya, fondée à la fin du 19e siècle ne comptait que 5 000 habitants en 1905, et croissait jusqu’à 350 000 en 1962 ; aujourd’hui elle a atteint environ 2,5 M d’habitants avec une croissance de 5% par an.
Fig. 4: Le bidonville Kibera à Nairobi, Kenya (Source : Google Earth, 24/04/2008 ; voir aussi Brunel 2005 : p. 47).
La ségrégation sociale est évidente : Dans les zones inondables ou insalubres se trouvent des quartiers précaires, les bidonvilles (Fig. 4). D’après SILVIE BRUNEL, « [plus] de la moitié des habitants de Nairobi s’entassent sur 5% de la superficie urbaine. » [10]
Par contre, au Central Business District (CBD) on retrouve l’architecture moderne et autour des maisons résidentielles basses avec des jardins (Fig. 5).
Fig. 5: Nairobi, Kenya : dans la partie droite, le Central Business District, à gauche des résidences aisées (Source : Google Earth, 24/04/2008 ; voir aussi Brunel 2005 : p. 47).
Les disparités exposées au-dessus ne peuvent être révélées ni par le PIB (par personne), ni par l’IDH. Le coefficient de Gini est au moins capable de révéler l’inégalité qui domine par rapport aux autres pays ; il fait la part de la population habitant les bidonvilles. Bien sûr qu’on ne peut réduire le Kenya aux bidonvilles, ou aux quartiers aisés. La réalité actuelle correspond quand même à des entités urbaines qui sont spatialement fragmentées et qui présentent de fortes inégalités socio-économiques : la ville administrative (riche et centrale) et la ville « illégale » (pauvre et en périphérie). Le langage de la politique du développement est ainsi insuffisant, comparant plutôt des entités nationales et cachant les conditions de vie de l’individu ou des classes sociales différentes.
4 La théorie de la fragmentation globale
Le géographe allemand Fred Scholz a élaboré une théorie qui montre les effets fragmentatifs de la mondialisation. Il estime qu’un vrai développement économique se déroule seulement dans les villes globales du Nord (Global Cities) où se trouvent les centres de commandement des entreprises multinationales (Global Players), mais aussi des centres de haute technologie et des centres de recherche d’innovation (Fig. 6). C’est donc plutôt les activités tertiaires à haute valeur ajoutée (toute la création des produits, le design, la publicité, etc.) qui sont situées dans les grandes villes de la triade.
Les villes-Géantes du Sud, par contre, sont des villes globalisées ; elles sont affectées par la mondialisation. Les services de haute technologie et des industries délocalisées y sont présentes. Toute la production des biens de consommation s’y déroule, puisque les coûts de main-d’œuvre sont beaucoup plus bas. En outre, il y a la production de matières premières et la production de denrées alimentaires, ainsi que le tourisme, le secteur informel et le travail des enfants. [11]
Fig. 6: Le modèle de la fragmentation globale d’après Fred Scholz (Source : Scholz 2006 : p.88).
Ces industries déjà fortement contrastées vont de pair avec une transformation de la structure sociale, qui se fragmente.
La nouvelle périphérie, « une mer de pauvreté », se retrouve séparée du monde affecté par la mondialisation ou bien c’est le reste du monde qui est exclu et superflu et qui ne participe pas à la production mondiale. C’est ainsi dans les villes du Sud que l’on peut trouver les inégalités les plus frappantes, souvent à proximité géographique des fragments urbains qui sont intégrés dans le réseau de la mondialisation (Fig. 7).
A côté du monde exclu se forment des « zones impénétrables » (no-go-areas) qui sont caractérisées par l’insécurité et l’absence d’infrastructures publiques. Cette périphérie est touchée « par des forces farouches de « retribalisation » : nationalismes, intégrismes et fondamentalismes. » [12]
Fig. 7: Développement urbain fragmenté à Chennai, Inde. La distance entre le building commercial à Mylapore et le bidonville ne compte qu’un demi-kilomètre. (Source : Scholz 2005 : p.6).
Les fragments intégrés, par contre, se sécurisent par des polices privées. Souvent il s’agit de communautés fermées, des quartiers « no-entrance », où on retrouve les infrastructures qu’il manque l’autre côté : édifices projetés par des architectes, restaurants de luxe, centres commerciaux, parcs et jardins. [13]
Ces disparités soulèvent la question suivante : Comment peut-on expliquer que dans un pays comme le Pakistan, par exemple, qu’on appelle un pays « en développement » et qui compte une valeur d’IDH de 0,551 (136e rang mondial), ils existent des quartiers de villas, des quartiers de véritables palais (Fig. 8)?
C’est cela que SILVIE BRUNEL a appelé « la richesse insolente » (Ch. 3). Plus loin elle reprend l’idée plus en détail, faisant référence aux ressources pétrolières et minières de certains pays d’Afrique :
« Mais les grandes entreprises internationales qui exploitent ces ressources contribuent peu au développement. Elles alimentent surtout une « économie d’enclave » qui enrichit les Etats, mais ne bénéficie pas à la population. » [14]
La théorie de la fragmentation constitue une réponse à l’échec de la politique du développement qui devrait effacer les inégalités, suscitées en grande partie par le colonialisme. Ces disparités continuent ou sont même aggravées à notre époque déterminée par la dynamique de la mondialisation.
Fig. 8: Haut : Programme résidentiel « Crescent Bay », Karachi, Pakistan. Bas : Des villas du « style portugais » à Karachi et Islamabad, Pakistan. (Source : Iman Investments, Internet : http://www.imaninvestments.com).
Conclusion
Les termes pour désigner le développement ont toujours été flous, et les indicateurs du développement ne sont pas suffisants pour répondre à la complexité de la réalité, cependant ils sont loin d’être inutiles.
Dans un monde déterminé par la dynamique de la mondialisation, il faut élargir le champ visuel ou bien le champ linguistique. Des expressions classifiantes comme « développé » et « en développement » semblent peu opportunes si on tient compte des inégalités intra-nationales qui sont autant important que celles internationales. En outre, la politique du développement tend à cacher les insolentes richesses, qui existent dans la plupart des pays, en ne se focalisant que sur la pauvreté.
La politique du développement continuera à échouer dans son but d’améliorer les conditions de vie de la population mondiale, si elle ne renforce pas ses efforts contre l’inégalité socio-économique. La croissance urbaine implique une croissance des bidonvilles, ghettos ou « no-go-areas », ainsi que des quartiers dorés, les « no-entrance-areas ». Un monde de plus en plus fragmenté sera une régression vers des états féodaux. En effet, l’idée que la mondialisation renforce les inégalités n’est pas récente : En 1847, c’était Karl Marx qui avait constaté « le caractère cosmopolite de la production » .[15] Il reprochait la bourgeoisie à se façonner un monde à son image, de centraliser les moyens de production et de concentrer la propriété dans un petit nombre de mains. Aujourd’hui, le prolétariat habite principalement les villes du Sud, mais la mécanisation est également en train d’y effacer les emplois ; ce qui reste est une « mer de pauvreté » juxtaposée aux « îles de richesse ».
[1] Hypergeo (2004).
[2] Brunel (2005) : p. 50.
[3] PNUD (2008), Internet : http://hdr.undp.org/en/humandev/hdi (25/04/08).
[4] PNUD (2007) : p. 222.
[5] PNUD (2007) : p. 229-231.
[6] Melchior (année inconnue), Internet : http://www.melchior.fr/Mesurer-le-developpement-humai.2051.0.html (24/04/08).
[7] Worldbank (2004) : p. 28-32.
[8] Carroué (2004) : p. 218.
[9] Jalabert (2001), cité par Carroué (2004) : p. 218.
[10] Brunel (2005): p. 46.
[11] Scholz (2005) : p. 8.
[12] Petrillo (2005), Internet : http://seminaire.samizdat.net/La-metropole-dans-le-nouveau.html.
[13] Petrillo (2005), Internet : http://seminaire.samizdat.net/La-metropole-dans-le-nouveau.html.
[14] Brunel (2005), p. 50.
[15] Marx & Engels (1847). La citation complète qui fait référence à ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation: « Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. […] Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. […] A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les œuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. »
BRUNEL S. (2005), L'Afrique dans la mondialisation, Paris, La documentation Française (Dossier N°8048).
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